Temps de lecture 10 min
L’émergence des outils mobiles connectés modifie nos modes relationnels. Le couple n’y échappe pas, le smartphone s’immisce jusque dans l’intimité du couple. Tiers intrusif ou facilitateur des liens conjugaux et de la gestion quotidienne, il occasionne des situations relationnelles inédites dont les codes ne nous ont pas été transmis par nos ascendants.
De l’observation à la réflexion
Un couple d’amoureux au restaurant dont l’un « pianote » sur son smartphone, un partenaire qui dit répondre à ses messages depuis le lit conjugal, une discussion interrompue par une notification adressée par un tiers distant, une enquête(1) qui montre que parmi les cadres français, 51 % traitent leurs courriels professionnels pendant leurs congés, 1 jeune sur 5 (18 – 35 ans) confesse répondre à des appels ou des messages… pendant qu’il fait l’amour ! 71% avouent regarder leur téléphone quand l’autre leur parle. L’omniprésence du téléphone et le temps que chacun lui consacre est un motif de dispute, voire de rupture, pour 1 jeune sur 4. 61% des jeunes considèrent ainsi que le téléphone prend trop de place dans leur vie de couple, …
Des comportements observés et des plaintes rapportées qui n’existaient a priori pas – en tout cas pas en référence à l’objet connecté - dans les couples évoluant dans le passé relativement proche, et qui suscitent d’autant plus notre intérêt. Ces comportements sont liés à l’émergence des objets numériques connectés et mobiles qui permettent par définition d’avoir à l’envi « (tout) le monde » à portée de la main. Précisons que nous entendons ici l’hyperconnexion au sens où la technologie nous permet d’être toujours connecté et non au sens de l’addiction.
Quelle conséquence l’usage de ces objets connectés a-t-il sur notre relation conjugale ? Mais d’abord, interrogeons-nous sur la place nous leur donnons.
Quel statut attribue-t-on à l’objet connecté ?
Le smartphone prolonge nos facultés (calculer, mémoriser, rappeler, savoir,…). et élargit le champ de nos relations ; c’est un outil de communication, un interlocuteur à part entière.(2) Il est devenu un objet du quotidien utilisé autant dans la sphère privée que professionnelle et tellement pratique !
Notons que le smartphone en lui-même ne se partage pas à la différence de l’ordinateur. Il est l’objet intime par excellence qui contient sa vie privée et ses secrets. Il peut par-là même devenir l’objet de convoitise de la part du conjoint suspicieux, tenté par fouiller dans les SMS, emails, galerie de photos, historiques de connexion, etc. et même d’installer un logiciel « espion » ou « traceur ». A l’origine de frustration et de jalousie, constituant potentiellement un rival et un « mouchard », il peut conséquemment devenir une source de tension au sein du couple.
Toujours sur soi ou à proximité, le smartphone « s’immisce » en effet dans la relation au point d’interrompre une situation de « mise en commun »(3), par exemple un film ou une discussion, dépossédant le partenaire non concerné par l’appel, de l’attention que lui accordait son conjoint et lui dérobant ce moment de partage et d’intimité. Le smartphone, outils favorisant la communication et l’ouverture sur le monde, apparaitrait alors comme « le maillon faible de l’armure » (F. Singly) sensée protégée l’intimité du couple lorsqu’il s’invite trop souvent (harcèlement) et à des moments jugés inopportuns (intrusion). La communication téléphonique projette, force est de le constater, le répondant en dehors de l’instant conjugal et exclut le second de fait, lui laissant possiblement les sentiments de quasi-trahison et d’isolement. Ces sentiments ne seraient a priori pas éprouvés si le conjoint est occupé par des activités individuelles, ils seraient en revanche renforcés s’il est affairé par des tâches domestiques soulignant l’iniquité du partage et l’opportunité de s’en échapper pour le répondant. Autrement dit, il semblerait que le téléphone joue le « trouble-fête » lorsque les conjoints ont le statut « d’individu avec » et qu’il est légitime lorsque ces mêmes conjoints sont dans des moments « seuls », c’est-à-dire dans des moments d’activité « solitaires » au même titre que la lecture, le piano, l’activité sportive,… La durée de la connexion semble également à prendre en compte car plus elle est importante moins elle permet l’ajustement réciproque des activités des deux partenaires.
Il est là et bien là, cet objet, comblant les temps interstitiels du quotidien, accaparant les mains, le regard et l’attention, empêchant la réciprocité dans le même instant. Il dérobe le temps du « rien » au détriment de la pensée et des processus d’élaboration. Lorsqu’il y a une prise de conscience des différents usages et de leurs conséquences, nous serions tentés de penser que ce n’est sans doute plus qu’un juste équilibre à trouver dans la maison-couple et qu’il y a moyen de tenir « l’intrus » à sa juste distance et à sa juste place d « utilitaire ». Mais l’observation des partenaires en couple nous révèlent une réalité bien plus complexe.
Le smartphone nous enchaine autant qu’il nous rend service et nous libère. Il nous fait gagner autant de temps qu’il nous en fait perdre, il réduit quelques corvées tout en nous en imposant d’autres. Gardons cependant en tête que nous avons le choix. Nous avons même plusieurs choix, celui de déconnecter le smartphone, de s’en éloigner, ou bien de répondre « au doigt et à l’oeil » aux différentes sollicitations ou bien encore de différer les messages, rappels et emails, …
Et la relation conjugale avec tout ça ?!
Cette facilité à pouvoir se connecter partout, tout le temps, avec tout le monde sert aussi bien l’engagement que le désengagement dans une relation.(4) On peut être sur son smartphone pour tenter d’oublier sa tristesse, la douleur, l’ennui, éviter de penser à ce qui nous tourmente. En revanche, le sexto, la déclaration amoureuse, tout comme le message utilitaire ou l’envoi d’une information alimentant un projet, sont de nature à faciliter les liens conjugaux et témoigner de la complicité entre les partenaires. Le smartphone peut alimenter un lien distant comme il peut favoriser la lecture commune des partenaires en présence. Il rend visible le bonheur partagé dans les regards portés sur le même écran aussi bien que la distance installée entre deux partenaires connectés chacun de leur côté. Etre sur son smartphone peut participer aussi au renforcement de l’estime de soi, il est un moyen de lutter contre la dépression, de combler un vide affectif. Alors est-il un leurre, un moyen ou une véritable aide ? Là encore, tout est question de contexte, de fréquence, de capacité à s’abstenir et à identifier les mécanismes psychiques qui se jouent et se rejouent. En tout état de cause, ce qui est vrai pour l’individu est vrai pour le couple. La connexion avec le monde extérieur à l’individu et au couple rend plus lisible la qualité de la relation au sein du couple ; elle sera parfois renforcée, parfois elle traduira le désintérêt pour la « maison-couple »(5)., proccurrant un désagréable sentiment de solitude tout en étant deux.
L’hyperconnexion peut aussi révéler de la souffrance au travail : les ressources du sujet sont dépassées et il cherche à calmer son anxiété en poursuivant la connexion chez lui pour « s’avancer » (répondre au téléphone et aux emails, rédiger des rapports, effectuer des commandes, planifier, …). Ce phénomène existait aussi avant l’ère du numérique cependant l’outil aujourd’hui facilite la porosité entre temps professionnel et temps privé. Prolonger la journée de travail peut aussi révéler un intérêt moindre pour la sphère domestique. Le couple a laissé s’installer un vide que certains comblaient et qu’ils comblent encore plus facilement avec les nouveaux outils connectés, en prolongeant la journée de travail.
L’hyperconnexion rend lisible l’ennui et pire, elle est susceptible de le renforcer, voire de l’engendrer. En effet, le bonheur et la facilité sont surjoués sur les réseaux sociaux (belles images, celles du bonheur, des vacances de rêves, du couple parfait, des enfants « tellement mignons », des parcours professionnels réussis, …). La vie personnelle peut alors apparaitre banale et insipide à comparer aux commentaires et images que renvoient les autres utilisateurs. Les difficultés et les obstacles sont redoutables à comparer à l’ « idéal » véhiculé sur le réseau.
La réalité, la réalité psychique en particulier, est tout autre et l’affronter peut paraitre compliqué, douloureux, réclamant réflexion et effort. Le recours à un tiers est parfois nécessaire pour éclairer la situation relationnelle du couple.(6)
L’hyperconnectivité est telle « l’arbre qui cache la forêt », un élément faisant partie d’un tout, un élément potentiellement révélateur d’une problématique individuelle participant à la déconstruction de la maison-couple.
Pour Michael Stora et Anne Ulpat, l’hyperconnectivité révèlerait des fragilités en nous : Quelle angoisse essaie-t-on de masquer par la multiplicité des textos, courriel, like, post, etc. ? Que cherchons-nous à « colmater » ?(7)
Entre autre, l’hyperconnexion aurait pour effet de nous rassurer sur la disponibilité de nos proches, des objets, de l’information, etc. Or rien n’est moins sûr et c’est plutôt le contraire ! La preuve en est de l’angoisse que génèrent une non-réponse ou une réponse différée de notre interlocuteur, un serveur indisponible, une panne réseau, un ralentissement des traitements, …
Il va s’agir pour chacun des partenaires de trouver de nouvelles idées pour fonctionner ensemble et séparément en intégrant les technologies mobiles connectées : inventer des nouvelles modalités de communication, définir des lieux, redéfinir les temps professionnels et privés, etc. en ne perdant pas de vue les enjeux individuels ni ceux de la maison-couple. Il en va de la santé psychique et physique de chacun et du maintien d’une relation de qualité, aimante, soutenante, épanouissante et si possible durable.
Sans doute faut-il convenir d’un plan d’action pour une déconnexion progressive et une reconnexion à soi et à ses proches en présence, et une connexion mesurée et en conscience, sur internet. Cependant, ces efforts resteront vains si la raison profonde à l’origine du problème de l’hyperconnexion n’est pas conscientisée, ni traitée. Le sujet remplit l’espace. Il ne laisse pas de place à la non réponse « au rien », ni à la réponse différée « on verra », ni à l’inactivité « au rien du tout », c’est-à-dire à toutes les situations provoquant un état de stress qu’il convient d’écarter. Nous sommes de nouveau là devant l’objet en tant qu’il permet la fuite plutôt que l’affrontement. Et dans cette fuite, qui sait, peut-être l’occasion sera donnée de se lier ou relier à un objet ou à un autre internaute. En tout état de cause, répondre à un message ou « liker » rassure sur le fait d’exister. Le désir d’être remarqué semble s’être substitué au désir d’être aimé. Lequel exige un minimum d’engagement et d’effort pour être en retour désiré tandis que le premier est satisfait (ou pas) par le nombre de « clics » : plus je suis important, plus j’obtiens de « like », de « clics », de « messages », … Nous voyons bien là la menace qui pèse sur les couples. Aux prises de la réalité virtuelle qui en apparence nécessite moins d’effort et d’engagement pour nourrir un Moi toujours avide de reconnaissance, les partenaires peuvent facilement délaisser la relation-couple dans la réalité physique de la vie quotidienne. Le risque existe de voir insidieusement se dégrader la relation physique au profit de la relation virtuelle. Serge Tisseron(8) observe que plus les corps s’effacent, plus la relation à la machine augmente, l’internaute irait rechercher en particulier les émotions et sensations les plus caractéristiques de la relation conjugale dans les visios, vidéos et images à connotation érotique.
Changement d’époque, changement de culture, nous avons le choix d’intégrer le numérique à nos vies pour le meilleur ou bien d’en faire l’objet de tous les maux.
S’agissant du couple, nous proposons de voir dans cet outil un révélateur du fonctionnement de la relation conjugale, engageant par là même, une réflexion conjointe à propos de ses usages, suscitant la créativité au service de l’épanouissement individuel et sous réserve de sa pertinence, au service de la pérennité de la « maison-couple ».
(1) Source : étude réalisée par l’éditeur de logiciels Roambi en 2013
(2) (Tisseron, Virtuel, mon amour, 2008)
(3) (Singly, Libres ensemble : l'individualisme dans la vie commune, 2000)
(4) Ibid.
(5) Concept développé par Neuburger, voir dossier « Le couple, un modèle à (re)inventer ».
(6) Voir le dossier Planète-Séparation « Psychothérapie au sein du couple »
(7) (Stora & Ulpat, Hyperconnexion, 2017)
(8) (Tisseron, Rêver, Fantasmer, Virtualiser, 2012)